Visoka
विशोका वा ज्योतिष्मती ॥३६॥
viśokā vā jyotiṣmatī ॥36॥
“ou bien de l’expérience d’un état lumineux et serein”
Dans ce Sutra, Patanjali décrit une forme de concentration ou d’état méditatif qui est exempte de souffrance et pleine de lumière intérieure : “Il y a aussi une concentration qui est sans douleur et lumineuse.” Ce sutra fait partie des enseignements qui abordent les différentes façons d’amener l’esprit à un état de calme profond et de concentration.
Dans ce contexte, Visoka désigne un état spécifique de l’esprit où la souffrance est dissoute et où une lumière intérieure éclaire l’âme.
J’aimerais aussi faire le parallèle avec l’autre grand texte, souvent cité à côté des Yoga Sutras, la Bhagavad Gita. Les deux textes ne sont pas de la même époque mais aujourd’hui, avec le recul de ces centaines d’années, les accoler nous permet d’enrichir notre réflexion et peut être aussi de mieux comprendre.
Le Contexte de la Souffrance (Soka) et la Nature de l’Esprit
Dans les Yoga sutra
La souffrance, ou Soka, dans la tradition du yoga, fait référence à une douleur mentale et émotionnelle qui découle des désirs insatisfaits, des peurs, des attachements et des conflits intérieurs.
Selon les Yoga Sutras, l’esprit est généralement perturbé par trois causes fondamentales de souffrance, les klesas (Yoga sutra de Patanjali -YS I.7-I.11).
• Avidya (ignorance) – L’ignorance de la véritable nature de soi et de l’univers.
• Asmita (ego) – La croyance en un soi séparé, ce qui engendre des conflits et des désirs.
• Raga et Dvesha (attachement et aversion) – Le désir excessif de plaisirs et l’aversion pour ce qui est désagréable.
• Abhinivesha (peur de la mort) – La peur profonde liée à l’attachement à la vie et à l’égo.
Ces états créent des perturbations mentales et des émotions négatives, que Patanjali décrit comme les fluctuations mentales (les Citta Vrittis) que nous connaissons tous. Ces fluctuations (pensées, émotions, perceptions) sont responsables de la souffrance que l’individu expérimente.
Dans la Bhagavad Gita : le dilemme d'Arjuna
Souvenez-vous : au tout début de la Bhagavad Gita, Arjuna est accablé par la souffrance et la confusion, le conduisant à s’interroger sur le sens de son devoir (dharma). Ce dilemme existe dans son cœur en raison de son attachement émotionnel aux résultats de la bataille et à la souffrance engendrée en tuant ses proches.
“Ma tête est remplie de chagrin, mes yeux sont pleins de larmes, je suis dans une profonde angoisse et ma volonté faiblit.” (Bhagavad Gita, 1.30)
Ici, Arjuna représente le mental tourmenté par la souffrance, l’angoisse et les contradictions émotionnelles. Il est pris entre le devoir et l’attachement émotionnel, ce qui crée une agitation mentale et un chagrin profond, qui est exactement ce que Patanjali, dans les Yoga Sutras, décrit comme des perturbations du citta (l’esprit).
Visoka comme absence de soka
Le terme Visoka désigne un état où cette souffrance est absente. C’est un état d’esprit où l’on est libéré de l’attachement aux désirs, de la peur, de l’ignorance, et de la souffrance liée à l’ego et aux émotions perturbatrices. Visoka symbolise un état où l’esprit n’est plus agité par ces perturbations. Cet état n’est pas simplement une absence de souffrance, mais aussi un calme profond, une stabilité mentale, et un état de sérénité intérieure. En ce sens, il est souvent associé à l’expérience de la paix intérieure et à une forme d’éveil spirituel.
La Dimension de la "Lumière" (Jyotishmati)
Le second élément de Visoka mentionné dans ce Sutra c’est jyotishmati, qui signifie “éclairée par la lumière”. Cela renvoie à une lumière intérieure — une clarté d’esprit, une sagesse profonde, et une connaissance intuitive qui transcende l’ignorance.
Signification de la lumière (Jyoti)
Dans les Yoga Sutras, jyoti représente la lumière intérieure qui est présente dans tous les êtres, mais qui est obscurcie par les perturbations de l’esprit. Lorsque l’esprit est agité par les émotions, la lumière intérieure est obscurcie, et l’individu vit dans l’obscurité de l’ignorance et de la confusion.
La lumière symbolise ici :
• La clarté de la perception – La capacité de voir les choses telles qu’elles sont, sans illusion ni déformation mentale. C’est l’état de pleine conscience où l’esprit voit les objets et les événements sans être influencé par les filtres émotionnels.
• L’intuition spirituelle – Un sens plus profond de la réalité qui dépasse les limites de l’intellect et des perceptions ordinaires. Cela pourrait se manifester comme une connaissance directe, une expérience de l’âme ou une réalisation spirituelle de la vérité.
• La sagesse intérieure – Un savoir qui transcende les concepts intellectuels et qui émerge lorsque l’esprit est en paix.
Lorsque l’esprit est Visoka, cette lumière intérieure brille clairement, et la personne est capable de percevoir la vérité sans l’interférence des perturbations émotionnelles.
La Méditation et la Concentration comme Voie vers Visoka
Arriver à Visoka est un processus nécessitant méditation et concentration. Ces pratiques sont essentielles pour purifier l’esprit des fluctuations (citta vritti) qui le rendent perturbé et agité.
Vous noterez d’ores et déjà que méditation et concentration font partie des membres du yoga, de l’ashtanga yoga de Patanjali.
Concentration (Dharana)
La concentration est la pratique consistant à focaliser l’esprit sur un objet ou une idée, afin de l’amener à un état de calme et de stabilité. La concentration prépare l’esprit à entrer dans des états plus profonds de méditation.
Méditation (Dhyana)
La méditation, quant à elle, est l’état où l’esprit se stabilise totalement et devient immobile. C’est le processus où les pensées errantes cessent, et où la concentration devient pure, sans distraction. C’est dans cet état que Visoka peut se manifester, car l’esprit n’est plus perturbé par des désirs ou des émotions négatives.
Samadhi (L’absorption totale)
Et puis, au-delà de la concentration et de la méditation, l’état ultime de Samadhi est un état de totale absorption dans l’objet de méditation. C’est un état de conscience pure où le yogi est complètement immergé dans la réalité transcendante, sans égocentrisme ni souffrance. C’est ici que Vishoka se réalise pleinement, car l’âme atteint l’unité avec le divin, sans souffrance ni ignorance.
La Relation avec les Autres États du Yoga
Visoka et Vairagya
Dans le chemin du yoga, l’absence de souffrance (Visoka) est intimement liée à Vairagya (le détachement). Vairagya est la capacité à se détacher des objets sensoriels et des émotions perturbatrices, qui sont la source de la souffrance. En pratiquant le détachement, le yogi se libère des influences extérieures et intérieures qui provoquent la souffrance. Cela ouvre la voie à un esprit clair et sans douleur, où Visoka peut se manifester pleinement.
Là encore revenons à la Gita.
Krishna enseigne à Arjuna la nécessité du détachement pour dépasser la souffrance mentale et émotionnelle. Ce détachement permet de transcender la souffrance liée à l’attachement aux résultats et aux expériences sensorielles, nos attentes, bien souvent éphémères.
Krishna dit : “Celui qui n’est pas affecté par la joie ou la douleur, qui reste équilibré et détaché des fruits de ses actions, est un vrai yogi.” (Bhagavad Gita, 2.14).
L’état de sérénité qui est au cœur de l’enseignement de Visoka : un yogi atteint cet état en se détachant des résultats de ses actions et en restant concentré sur le devoir (dharma) sans se laisser emporter par l’ego et les désirs.
Karma Yoga et visoka ou la voie de l'action désintéressée pour atteindre le calme
Selon Krishna, l’accomplissement du devoir sans être attaché aux fruits de l’action est un moyen essentiel pour parvenir à la paix intérieure et à la libération de la souffrance. Lorsque l’on agit sans être influencé par les attentes ou les résultats, l’esprit devient libre des souffrances et des émotions perturbatrices.
Krishna explique à Arjuna : “Agis sans être attaché aux résultats, et fais ton devoir sans désir. En étant détaché des fruits de l’action, tu atteindras la paix.” (Bhagavad Gita, 2.47)
Vishoka devient possible lorsque l’on cesse d’être attaché à l’idée de succès ou d’échec, et que l’on accepte le flux naturel des événements.
Visoka et la Paix intérieure
La paix intérieure est un résultat direct de l’atteinte de Visoka. Cela permet au yogi de vivre dans un état de calme et de stabilité, sans être perturbé par les hauts et les bas émotionnels. L’esprit reste équilibré et serein, même dans des situations difficiles.
Dans la Gita, Krishna décrit également la pratique de la méditation (Dhyana Yoga) comme un moyen de parvenir à la paix intérieure. En contrôlant les fluctuations de l’esprit, le yogi atteint un état de sérénité profonde, où les perturbations mentales telles que les pensées et émotions négatives sont dissoutes. Ce processus de purification de l’esprit est directement lié à l’état de Visoka.
Krishna enseigne : “Lorsque l’esprit est parfaitement contrôlé et que le mental devient calme, un homme se trouve en paix, sans aucune perturbation.” (Bhagavad Gita, 6.19) Cet état de paix intérieure où l’esprit est exempt de souffrance (Visoka) est atteint par une concentration stable (Dharana), qui mène à un état de méditation profonde (Dhyana) et enfin à Samadhi, l’absorption totale dans la conscience divine.
Bhakti Yoga ou la construction d'une sérénité dans l'abandon au divin
Le Bhakti Yoga, la voie de la dévotion, est un autre moyen proposé par Krishna pour surmonter la souffrance et atteindre la paix intérieure. Le dévotion sincère à Dieu (Isvara) permet de se libérer des perturbations émotionnelles, des attachements et des conflits intérieurs. Dans le Bhakti Yoga, l’âme trouve la sérénité et la joie profonde en s’abandonnant complètement à la volonté divine.
Krishna dit : “Celui qui me dévoue son cœur et qui me considère comme le but ultime, il est libéré de la souffrance et il atteint la paix.” (Bhagavad Gita, 9.22). La dévotion totale à Dieu purifie l’esprit et permet de transcender les émotions négatives, l’angoisse et la souffrance (soka). La personne qui suit cette voie atteint l’état de Visoka en se détachant des préoccupations mondaines et en se consacrant entièrement à la réalité divine, ce qui conduit à une paix sans fin.
visoka et atman : la réalisation du Soi
Un autre aspect fondamental de la Bhagavad Gita est la réalisation du Soi (Atman), qui est l’âme pure et éternelle, au-delà de la souffrance physique et émotionnelle. En se réalisant comme Atman, l’individu dépasse les limitations de l’ego, et l’esprit trouve la paix en comprenant sa nature infinie, au-delà du monde matériel et des émotions humaines.
“Celui qui connaît son âme immortelle, indestructible, ne peut être affecté par la souffrance. Le corps et l’esprit sont temporaires, mais l’âme est éternelle.” (Bhagavad Gita, 2.20).
Lorsque l’on comprend cette vérité spirituelle et que l’on se libère de l’identification au corps et à l’esprit, on atteint un état de sérénité et d’absence de souffrance. Cette réalisation spirituelle peut être vue comme la manifestation de l’état de Visoka, où l’âme est en paix et ne souffre plus des limitations de l’ego et des émotions perturbatrices.
Visoka est donc cet état que le yoga (qui n’est pas que la pratique des asanas) vise. L’individu est conduit par la pratique du yoga à se libérer : libération intérieure conduisant à un état de paix, de sérénité et de sagesse. Le mot yoga n’est donc pas exclusif du tapis dans un studio. Il décrit toute pratique dont le but est vishoka. On voit bien ici que vishoka s’enrichit : il existe plusieurs voies, toutes se regroupant in fine dans ce qui est appelé méditation.
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