Le Samkhya est un des 6 darshana (pour en savoir plus). Il signifie “décompte” en sanskrit. La Bhagavad Gita désigne le Samkhya comme le jnana yoga, le yoga de la connaissance.
Je vous conseille l’excellent ouvrage de Bernard Bouanchaud “Sâmkhya-Kârikâ d’Isvarakrsna” dont les commentaires sont autant d’interrogations qui viendront à votre esprit au fur et à mesure que vous avancerez sur votre chemin.
Une brève introduction au Samkhya
- Ādhyātmikam (interne)
- Physique – causé par le déséquilibre des doshas – vata, pitta, kapha; fièvre; douleur physique
- Mental – séparation d’avec l’être aimé; incapacité à ne pas tenir compte de ce que l’on n’aime pas; les six ennemis (shad-ripu) – luxure, colère, avidité, engouement, arrogance, jalousie; peur; douleur etc.
- Ādhibhautikam (externe) – causé par les êtres vivants (hommes, animaux, monde végétal
- ādhidaivikaṁ (de l’ordre du divin) – cyclone, tsunami, incendie, peste, inondation, famine etc.
- la théorie de la connaissance (pramana)
- la théorie de la causalité (satkaryavada)
- le concept de la dualité, avec deux entités indépendantes: Purusha (la conscience pure) and Prakriti (le principe non conscient)
- Le concept de la libération (moksha, kaivalya)
- le concept des gunas – sattva, rajas et tamas
- la théorie de l’évolution de l’univers ( avec les 25 éléments, appelés les “tattwas” ou “tattvas”)
La théorie de la connaissance juste (jnana) dans le Samkhya - Karika 4,5 et6
Le meilleur moyen pour éliminer ces souffrances est jnana. Jnana c’est :
1) la connaissance juste du manifesté donc de ce qui est visible
2) la connaissance juste du non manifesté donc de ce qui n’est pas visible et
3) l’éveil du témoin en nous, c’est à dire le soi, la conscience pure.
Comment obtenir la connaissance juste ?
Il y a 3 moyens (pramana) :
– la perception (informations obtenues par les sens)
– l’inférence (la déduction grâce à nos sens) et
– le témoignage valide (à travers un enseignement oral ou écrit).
L’élimination des souffrances viendra de la connaissance, par ces 3 moyens, de Prakrti, la racine productrice de toutes les manifestations (visibles/ ressenties ou invisibles/ non ressenties) et de Purusa, la pure conscience.
La théorie de la cause et de l'effet (Satkaryavada) - karika 9
Satkaryavada est l’un des concepts de la philosophie du Samkhya. Selon cette théorie, l’effet pré-existe toujours dans la cause elle-même. Par exemple, l’oeuf est la cause, il pré-existe dans sa conséquence l’omelette. La philosophie de l’évolution que nous verrons un peu plus bas avec les tattva est issue de cette théorie.
Le principe de la dualité - Purusha et Prakriti
L’univers est la création de deux principes distincts et indépendants, Purusha et Prakriti. Ces deux entités sont éternelles et réelles. Purusha est la pure conscience tandis que Prakriti est la matière primordiale qui n’est pas consciente d’elle-même. L’univers s’est manifesté à partir de la non manifesté Prakriti. C’est parce que Prakriti était à proximité de Purusha qu’elles se sont jointes.
Dans le Karika 21 il est dit qu’elles travaillent ensemble “La Manifestation se réalise par l’union des deux, union comparable à celle du paralytique et de l’aveugle”. Parvenus à destination, ils se séparent et redeviennent indépendants. Cet état final de liberté (de l’un par rapport à l’autre) c’est “Kaivalya” qu’on retrouve dans les Yoga Sutras de Patanjali (cf 4ème pada).
Dans les Yoga Sutras, le concept de la dualité (Purusha et Prakriti) est abordé à plusieurs reprises dans les 2ème et 4ème pada. Par exemple :
- l’égoïsme (asmita) est l’identification au pouvoir de l’Observateur (Purusha) (sutra 2.6)
- La cause de la douleur c’est l’union de l’Observateur (Purusha) avec celui qui est observé (Prakriti, ou la Nature) (sutra 2.17).
Il s’agit d’un système dualiste opposant la nature (prakṛti) à l’esprit (puruṣa). La première est tenue pour un principe féminin, une déesse, dont l’union avec le principe mâle, l’esprit, assure l’existence du monde (au sens de totalité des phénomènes). Pour beaucoup, le Samkhya est dualiste car il ne remonte pas en deçà de la dualité originelle Purusa /Prakriti. Pour autant, René Guénon lui écrit que “ la considération de ces deux principes ne présente pas le moindre caractère dualiste : ils ne dérivent pas l’un de l’autre et ne sont pas réductibles l’un à l’autre, mais ils procèdent tous deux de l’Être universel, dans lequel ils constituent la première de toutes les distinctions.” (Introduction générale à l’Etude des Doctrines Hindoues).
Purusha
Purusha est décrite de diverses manières dans de nombreux karikas – non-causée; ni produite ni productrice; sans attribut; absolue; infinie; omniprésente; inactive; solitaire; sans soutien ; inséparable; indépendante; témoin, isolée et libre (kaivalya); non-productive; conscience pure (chetana).
Dans le langage courant, on pourrait dire que Purusha c’est l’âme, atman, le Soi.
Parce que Prakriti n’a pas conscience d’elle-même, elle utilise la conscience réfléchie de Purusha. C’est ainsi que sont produits l’intelligence, le mental, l’ego et tous les autres sens.
Le Samkhya établit également la multiplicité des Purushas. Chaque être vivant a son propre Purusha. Prakriti est commune à tous les Purushas.
Purusha apparait largement dans les Yoga Sutras de Patanjali. Par exemple, dans les sutras 1.3 2.20, Purusha est citée en tant que drashta (l’observateur).
- Tada drashtuh svarupe avasthanam – alors se révèle le Témoin, établi en lui-même (sutra 1.3).
- Drashta drishi matrah shuddho’pi pratyaya anupashyah – Le Témoin, celui qui voit, est uniquement le pouvoir de voir. Mais bien que pur, il est témoin de ce qu’il voit (sutra 2.20).
Prakriti
Prakriti, dans sa forme non manifestée (appelée aussi Mula Prakriti ou Pradhana) est indépendante, non causée, éternelle et omniprésente mais n’a pas conscience d’elle-même. C’est la cause de la création du monde. Cependant, cette création nécessite la proximité et la conjonction avec Purusha dont la conscience se réfléchit en Prakriti.
Patanjali donne une définition de Prakriti dans le sutra 2.18:
- “Prakasha kriva sthiti shilam bhuta indriya atmakam bhoga aparvarga artham drishyam – Le monde matériel se manifeste dans l’immobilité, l’activité ou la clarté. Les éléments naturels et les organes sensoriels le composent. La raison de cette manifestation est d’en jouir ou de s’en libérer.” (Sutra 2.18).
Kaivalya, l'isolement - karika 17, 21 et 68
L’idée centrale du Samkhya est que le Préétabli, pradhana, et donc la Prakrti ne s’active que pour le bénéfice de Purusa, qui lui est libre (non « lié » par les guna). Nous retrouvons ici l’idée de détachement des fruits de l’action, d’altruisme qui est la véritable méthode de libération.
Prakrti, après s’être manifestée, s’arrête. La présence du Sujet, Purusa, notre vraie réalité enfouie au fond de notre Matière, se manifeste. L’ordre est rétabli, chacun a repris sa place, le Sujet voit et la Matière agit.
La lucidité (le discernement) sur soi, Buddhi, détruit l’identification Purusa /P rakrti. Elle détache et libère des guna. Les fluctuations mentales sont complètement détruites, y compris celles générées par la pratique des vertus. Cependant l’être humain doit développer ces vertus, car elles sont un préalable à la compréhension de ses fonctionnements et à l’approche de la vérité.
L’Isolement, libération c’est donc la dissociation d’avec la Prakrti, qui englobe tous les phénomènes physiques et mentaux. C’est la prise de conscience par Purusa, le principe spirituel, qui n’est pas de nature à être affecté par les dualités. Cette prise de conscience permet à Purusa d’être à l’abri de toutes sortes de souffrances (voir kârikâ 17).
D’après Gaudapâda, le boiteux c’est l’âme (qui a la vision, la clairvoyance, la perspicacité) portée par l’aveugle qui est la Nature. Arrive un moment ou la séparation s’impose, chacune ayant satisfait sa propre mission. Là s’arrête le périple et la collaboration est dissoute.
Les trois gunas (sattva, rajas et tamas) : une cosmogonie se met en place
Tout dans l’univers matériel, c’est à dire par exemple notre monde est le produit des trois gunas (lire l’article consacré aux gunas) : sattva (pureté), rajas (action) et tamas (l’immobilité). La Prakriti non manifestée n’est rien que la combinaison des trois gunas en équilibre parfait. Cependant on ne trouve pas dans le Samkhya Karika ce qu’est cet équilibre parfait. Ce qui est plus certain c’est qu’à un moment, à cause de la proximité de Purusha avec Prakriti cet équilibre se romptsous l’influence notamment de rajas. C’est rajas qui conduit à l’évolution du monde matériel, ce monde incluant l’être humain.
C’est cet état en déséquilibre qui conduit à Vikriti. On ne doit pas considérer que les gunas sont les qualités ou les attributs de Prakriti mais plutôt comme sa véritable forme.
Les gunas bien que semblant antagonistes, travaillent plutôt en coopération – SK 13 : “Sattva est léger, révélateur, agréable. Rajas donne l’impulsion, il est mobile. Tamas est lourd et opaque. Ils agissent ensemble, à la manière d’une lampe à huile pour répondre à une nécessité.”
Une qualité intrinsèque des gunas c’est qu’ils sont en constant mouvement. Si l’un d’eux domine à un moment, le moment d’après ce sera l’un des deux autres qui dominera.
C’est le jeu des gunas qui est responsable de raga (l’attachement) et de dvesha (l’aversion) présent dans chaque humain et qui nous fait agir. Ces actions qui peuvent être punya (bon ou bienveillant), apunya (mauvais ou diabolique) ou un mélange ont pour résultats le cycle perpétuel des naissances, morts et renaissances (le “samsara”).
Les gunas sont régulièrement mentionnés dans les Yoga sutras :
- Tat param purusha khyater guna vaitrishnyam – Le plus haut degré dans le lâcher prise, c’est se détacher des gunas grâce à la conscience du Soi (sutra 1.16)
- Purusha artha shunyanam, gunanam pratisayah kaivalyam svarupa pratishtha va chiti shaktir iti – La ré-absorption des gunas, privés de leur raison d’être, par rapport au Purusha, marque l’état d’isolement de la conscience dans sa forme originelle (sutra 4.34).
L’évolution est née de la rencontre de Purusha et de Prakriti. Purusha, on ne sait comment, exerce une force sur Prakriti qui se met en mouvement. Je dis on ne sait comment, cependant les sanskritistes et ceux qui se sont intéressés au SAMKHYA explique cela par un désir de manifestation qui nait dans l’Absolu. Cet absolu c’est BRAHMAN, cause première non causée qui est le silence.
L’évolution peut commencer. On verra que de fait pour ne plus souffrir, il faut refaire le chemin inverse : l’involution ! Et c’est de cela qu’il s’agit dans le système du Samkhya puis du Yoga de Patanjali. Il s’agira de rééquilibrer les gunas. Le yoga nous apprend à utiliser le jeu de la Nature pour purifier notre intelligence
La cause première (qui a plusieurs noms : Pradhana, Mula prakrti ou Prakrti) est non manifestée. On ne la perçoit que dans ses effets. Prakrti va mettre en marche l’univers manifesté par le jeu et les interactions des gunas, les 3 qualités primordiales. C’est la combinaison de ces trois qualités, à des proportions variées, qui va créer la diversité de l’univers. Au départ, les gunas sont en équilibre mais la proximité de Pursuha produit un déséquilibre.
Les 25 tattva - Karika 3
La première évolution de Prakriti est buddhi (ou Mahat), l’intelligence. L’augmentation de rajas dans buddhi va faire naitre ahamkara, l’égo, le principe d’individuation qui nous fait dire “je”. C’est l’introduction dans la conscience de l’opposition entre sujet et objet. La rencontre entre buddhi et ahamkara fait naitre manas, le mental. Citta, auquel je fais référence et que je traduis bien souvent improprement par mental, est la combinaison de buddhi, ahamkara et manas.
L’égo, ahamkara, va donner également naissance à une double évolution :
– une création sattvique composée des 5 facultés de connaissances (jnanendryia – les 5 sens : l’ouïe, srota; le toucher, tvak; la vue, cakshu; le goût, rasana et l’odorat, ghrana) et les 5 organes facultés d’action, sous l’influence de rajas, ou karmendriya : la parole (vak), la main (pani), le pied (pada), l’anus (payu) et le sexe (upastha).
– une création tamasique, combinée à l’action de rajas, formée des 5 essences subtiles, ou tanmatra (shabda, le son; sparsha, le contact; rupa, la forme/les couleurs; rasa, les saveurs et gandha, l’odeur) d’où procèdent les 5 éléments grossiers (mahabutha), à savoir akasha, l’éther, vayu, l’air, tejas, le feu, ap, l’eau et prithivi, la terre.
Cela nous donnes les 23 principes auxquels il faut rajouter Prakriti (24ème) et Purusha (25ème).
Voici la genèse du monde. C’est intéressant. Nous verrons prochainement comment tout cela interagit et comment en fait nous pouvons nous décrypter ! Ces tattvas forment autant de clés de décryptage de ce que nous sommes. Mais c’est déjà beaucoup … il faut que cela repose un peu !